À la terrasse du monde
La tasse fume. Le métal du rebord brûle un peu les doigts, mais tu la gardes entre les mains. Parce que c’est chaud. Parce que ça te rattache à quelque chose. Devant toi, la rue grouille. Des gens, des sacs, des discussions sans importance. La vie ordinaire, dans toute sa banalité.
Autour de toi, le brouhaha familier d’une terrasse de café. Les chaises en rotin tressé grincent, les verres tintent, les serveurs slaloment entre les tables. Le vieux à ta droite parle météo, la femme en face de lui hoche la tête, sans écouter. Plus loin, deux types rient fort d’une blague idiote, un rire gras, presque forcé. Des banalités jetées à la volée, comme si ça suffisait à remplir le vide.
Et toi, t’es là. Présent. Enfin, presque.
La piqûre
Au début, c’est rien. Un truc minuscule. Une vibration. Un léger vertige. Comme un fil invisible qui se tend, là, dans ta poitrine. Tu respires un peu plus fort, sans même t’en rendre compte. Personne ne le voit. Personne ne le sent. Toi si. Tu connais cette piqûre. Ce minuscule rappel à l’ordre venu de nulle part.
Tu la chasses. D’un revers de pensée. T’as l’habitude. Tu sais faire. Tu te dis que c’est juste la fatigue, ou le café trop fort, ou le bruit ambiant. Peu importe. Ça passe toujours.
Mais pas vraiment.
Ce retour-là
Tu le sais, toi, qu’il reviendra. Ce n’est pas la première fois. Il se planque, ce truc. Il te laisse tranquille quelques jours, parfois des semaines. Et puis il revient, sans prévenir. Toujours au moment où tout semble normal.
Pas dramatique, pas violent. Juste un léger malaise. Un décalage. Comme si ton corps était là, mais que ton esprit, lui, flottait à deux mètres au-dessus, à observer la scène.
Les conversations t’arrivent étouffées. Tu entends les mots sans les écouter. Tu regardes les bouches bouger, les mains s’agiter, et tu te dis : à quoi bon tout ça ?
C’est fugace. Ça passe, oui. Mais tu sais.
Le masque
Alors tu joues. Tu hoches la tête quand il faut, tu souris quand il faut. Tu tiens ton rôle, comme tout le monde. Un petit théâtre à ciel ouvert, bien huilé.
Tu regardes les autres. Les bavardages, les verres levés, les sourires mécaniques. Et tu sens monter une envie de t’enfuir. De tout laisser là, les tasses, les mots, les faux rires.
Mais tu restes. Par réflexe. Par peur peut-être. Ou juste parce que partir, ce serait admettre que quelque chose cloche.
Alors tu continues à faire semblant de ne pas entendre ce qui crie en toi.
Le vide sous la peau
Le vent s’engouffre entre les tables, emporte une serviette, fait trembler la mousse d’une bière. Tu fixes les bulles. C’est con, mais tu les envies. Leur légèreté. Leur absence de poids.
Toi, t’as l’impression d’être lesté de plomb. Le genre de plomb invisible qu’on transporte sans savoir depuis quand.
Tu sens un frisson remonter du ventre à la gorge. Tu fermes les yeux, tu inspires. T’essaies de te reconnecter à ce qui t’entoure. Le goût amer du café. Le froid du métal. Le rire lointain d’une femme.
Mais plus tu veux t’ancrer, plus tu te sens partir.
T’es là, mais ailleurs.
Le déni tranquille
Alors tu te racontes une histoire. Celle d’un jour banal, d’un café banal, d’une vie normale. T’as pas mal, t’as pas peur, t’as juste besoin d’un peu de repos. Tu te mens avec douceur, presque tendresse.
Parce que si tu reconnaissais ce qui se passe, faudrait agir. Et tu ne veux pas. Pas encore.
Tu préfères croire que tout va bien. Que c’est juste un passage. Que ça va s’arranger tout seul.
Tu reprends ta tasse. Tu bois une gorgée. Le goût te ramène un instant. Amer, dense, vivant.
Et puis le vertige s’efface. Comme toujours.
Watson
C’est là que tu l’entends. Pas une voix, non. Plutôt une présence. Watson. Il n’est pas à table, mais il est là, quelque part, dans le fond du crâne. Il ne dit rien. Il attend.
Parce que Watson, il se doute bien.
Il sait que tu n’es pas prêt à écouter. Pas maintenant.
Il te laisse faire ton chemin. Il te laisse volontiers croire que t’as gagné cette manche.
Et d’expérience, il se doute bien, que la piqûre reviendra. Et que viendra un moment, un moment où tu ne pourras pas la chasser aussi facilement.
Le souffle
Tu regardes la rue. Le ciel gris. Les passants pressés. Et, l’espace d’une seconde, tu sens quelque chose bouger en toi. Un souffle. Léger. Presque imperceptible.
Pas du répit. Pas encore. Juste… un rappel.
Tu poses la tasse vide. Tes doigts tremblent un peu. Tu souris. Pour rien. Pour tout.
Parce que tu sais que cette fois, t’as entendu.
Pas fort. Pas net. Mais t’as entendu.
Et peut-être que c’est ça, le début.
